Préface

Le premier sentiment que l’on éprouve devant l’œuvre de François Rodier c’est d’avoir affaire à celle d’une espèce de Gargantua moderne, un affamé de la vie. La générosité y règne. Grande abondance mais rien d’indigeste, un monde étrange, à la fois fantastique et rationnel, dramatique ou joyeux, toujours empreint de tendresse et d’humour. Fils cultivé de son temps, François a métabolisé la culture européenne, de la Grèce à la Renaissance, des classiques aux surréalistes, aux postmodernes, aux contemporains. Il joue avec les références, voire se les approprie.

Toutes sortes d’héritages, un dialogue plein de clins d’œil. Quand il joue avec Dürer, Arcimboldo, Monet, Klimt ou Turner, ou encore avec les monuments de la mémoire collective, c’est toujours avec une complicité troublante. Un dialogue constant entre le peintre et l’architecte.
Le peintre travaille quelquefois des années sur une même toile avant de décider de son accomplissement. Il peint sans aucun souci du marché, il ne doit séduire personne. Il se mesure avec lui-même, sans complaisance. Il a jalousement gardé son travail jusqu’à considérer l’œuvre construite. Contrairement à l’architecte, il est libre de ses choix et de son temps. Un monde sans contraintes. C’est libre devant sa toile blanche qu’il découvre petit à petit l’évolution de sa peinture. Le voyage, la rencontre, la lecture, tout est prétexte à prendre le pinceau. Son atelier est un vaste chantier de tableaux en construction. Construction est le juste terme. Il aborde la peinture par la matière. Il insère souvent des objets qui l’ont séduit ou interpellé. Il agit à l’inverse de ses dessins ou de ses croquis, souvent crayonnés durant ses longs dialogues téléphoniques professionnels ou ses voyages. Et pourtant – chose curieuse – minutieusement conservés et classés : c’est dire l’importance qu’il leur a toujours accordée. Élaborés avec une construction rigoureuse, ses dessins au crayon ou à la plume explosent de liberté, comme dans un rêve intemporel, sans contrainte, ni technique ni économique. Un trésor bien présent à l’architecte qui, face à la difficile réalité d’aujourd’hui, travaille sans jamais oublier ses instruments de magicien. Si pour la peinture il œuvre à l’instinct, comme un maçon qui construit seul sa maison à pleines mains, petit à petit l’architecte reprend presque inconsciemment la main pour nous livrer une œuvre structurée. Il privilégie les couleurs de la terre et des éléments, qu’il orchestre en un savant jeu de touches et d’aplats.
Ouvrir le catalogue sur « Fantastiques croquis » et sur « Fantastiques peintures » n’est pas anodin. Le tableau dans le tableau. François Rodier est fortement marqué par la révolution des dadaïstes et des surréalistes qui, à l’arrivée de l’âge industriel, inventent un nouveau langage iconographique. Leur perception aiguë de la publicité, de la mode et du marché global s’est transformée en valeurs universelles et intemporelles.
Il a une fascination pour les phénomènes paranormaux et transcendantaux, comme dans ses œuvres « métamorphoses » qui nous font évoquer ces grands ancêtres Dalí ou Picabia, qui joue aux superpositions par transparence, Paul Klee et ses images ambiguës ou Picasso, qui garde toujours un regard sur les surréalistes. Et naturellement viennent les collages et le développement de la double lecture de l’image.
Mais sa curiosité a des sources beaucoup plus profondes. La Renaissance est pour lui une source intarissable d’évocations, du rocher anthropomorphe qui désigne l’état primitif, au monde fantastique de Hieronymus Bosch, de Monsù Desiderio ou de Jacques Callot, aux signes cryptés ésotériques des peintures de Léonard de Vinci ou de Michelangelo. Citons l’exemple de l’immense fresque de Vasari au Palazzo Vecchio de Florence, sur laquelle on peut lire en tout petits caractères l’inscription récemment découverte : « Cherchez et vous trouverez. » On suppose qu’elle recouvre La Bataille d’Anghiari, peinte en 1505 par Léonard de Vinci, que l’on recherche depuis des siècles. Les technologies actuelles font fortement présumer que Vasari l’a savamment occultée pour la sauvegarder, tout en laissant ce message à la postérité. Ces formes de jeux étaient fréquentes à cette époque.
François Rodier se réfère aussi à la composition d’images cachées aux intentions satiriques, souvent conçues pour jouer avec l’interdit et dont Arcimboldo nous a légué les exemples les plus célèbres, ainsi qu’à l’univers de Piranèse. Il avoue même une irrésistible émotion romantique devant Le Radeau de la Méduse de Géricault. La période classique, bien que vouée au rationalisme, est aussi pleine de références cachées : autoportraits et portraits dissimulés, plaisanteries en tout genre et allusions complices émaillent l’histoire de la peinture.
François Rodier se présente d’emblée, avec ses doutes et sa perplexité sur l’ambiguïté fondamentale de la nature humaine. Puis il affronte le voyage, son émerveillement devant la nature, la grandeur et l’intensité des paysages. Il parcourt le monde avec sa palette, découvre l’immensité des éléments et la variété infinie des subtilités chromatiques de la nature. Il rêve devant l’architecture italienne, se laisse séduire et bercer par la chaleur espagnole ou marocaine, ébloui par la lumière provençale. Il est autant époustouflé par le Grand Canyon du Colorado que par les paysages aux lumières froides de la Norvège, de l’Islande ou du Grœnland. Il prépare soigneusement ses voyages, parce que, pour lui, parcourir le monde c’est aller à la découverte de l’autre. C’est un curieux intarissable qui, en notre époque de grande peur, se nourrit de toutes les cultures. Il aime les hommes et les approche tel un explorateur devant un territoire à déchiffrer. Il est très sensible à la symbolique. Il nous raconte ses grands élans éthiques, esthétiques et sentimentaux.
Lorsqu’à New York il s’empare de la statue de la Liberté, qu’il reprend à maintes reprises, c’est un exemple typique de sa manière de s’exprimer. Il y dit son admiration pour le sculpteur Bartholdi, mais surtout son rêve de liberté, de démocratie, de fraternité internationale, d’émigration intégrée et heureuse. L’architecte reprend très vite le dessus, et l’urbanisme, la ville, son atmosphère et ses monuments redeviennent le centre de son attention. Il aime passionnément Paris – sa ville, son héritage. Mais, selon ses états d’âme, il aime revenir dans ses lieux de prédilection : rêver à Rome avec qui il ressent de grandes affinités culturelles, voguer sur les canaux de Venise ou de Saint-Pétersbourg, contempler l’harmonie de Prague ou la magie d’Istanbul, se promener à Londres ou arpenter les rues de New York…
Durant ses périples, après un séjour professionnel à la Martinique à la fin des années 1980, il découvre Cuba. C’est une révélation. Il est immédiatement charmé et vit une véritable passion qui le conduira plus de trente fois dans ce pays, en l’espace d’une douzaine d’années. La ville, les couleurs, son côté intemporel figé par le régime communisme, son exotisme, le charisme de Fidel Castro, la musique omniprésente, la façon qu’ont les Cubains de supporter leur pauvreté matérielle, enfin la joie de vivre de ce peuple cultivé l’ont profondément interpellé. Avec l’indéfectible Sergio Ussorio, il y découvre de grands amis, le culte quotidien du cigare, qui lui procure toujours autant de plaisir, et un cercle de vieux complices. Il dessine, il peint et raconte. Ses œuvres sont brûlantes de couleurs – des rouges, des bleus, des jaunes aveuglants. Elles sont pleines de références et de personnes. Avec son ami William Navarrete qui lui a enseigné l’espagnol, il écrit même pour le ministère de la Culture cubain une histoire de l’art à La Havane. Puis la vie l’emmènera ailleurs, mais Cuba restera une réalité forte de son existence.
François Rodier est fils du capitalisme dont les arcanes l’ont passionné. Cependant, son rapport à la consommation se limite à l’essentiel. Très sensible à l’esthétique, il vit la beauté de son habitat comme un cocon mais déteste s’encombrer de toute chose qui le distrairait de ses passions.
Ce grand amoureux de la vie invente, interprète, construit – inlassablement. Ses œuvres, des plus réalistes aux plus fantastiques, sont toujours empreintes de la main de l’architecte, qui ne perd jamais le contrôle. Tout son travail est une construction rigoureuse. Il y introduit constamment des repères aux « proportions », et l’homme, omniprésent, en est l’échelle. Dans un langage efficace, sensible et plein d’humour, François Rodier nous restitue avec générosité les richesses que la vie lui a données.

Patrizia Nitti